La poétique du caribou
est sûrement le titre de pièce de théâtre le plus long que vous lirez cette année. Son metteur en scène Hanna Abd El Nour nous explique pourquoi.
Hanna Abd El Nour est un « électron libre ». Il l’affirme lui-même fièrement. On pourrait l’expliquer en disant qu’il travaille différemment, qu’il est d’origine libanaise, qu’il fait du théâtre engagé. Mais on n’aurait compris qu’à moitié.
On pourrait ajouter qu’il a passé huit ans à Québec avant de s’établir à Montréal il y a deux ans. Et surtout, le long titre de sa pièce présentée à Espace libre nous parle d’abord et avant tout du Québec contemporain.
« Le titre reflète tous les soucis, les inquiétudes et les enjeux politiques qu’on a voulu aborder dans la pièce. Avec , par exemple, on souligne qu’on est des francophones travaillant sur Shakespeare dans le cadre du débat linguistique », explique-t-il.
Le metteur en scène a convié Shakespeare à cette fête des mots, mais aussi Fernand Dumont, Bernard Arcand et Serge Bouchard.
« La neige n’est pas que de la neige. C’est une idée, c’est tout le territoire et l’histoire. Le caribou, c’est l’histoire de la forêt, de toute l’écologie du pays. Le chalet explique tout le Québec. Ce n’est pas moi qui le dis, mais nos anthropologues. »
— Hanna Abd El Nour
Lear est ce roi déchu qui n’est nulle part et qui ne désire plus rien. Parallèlement, le Québec se cherche aussi dans son grand territoire avec des peuples autochtones, des villes et des régions. Sans illusion et sans rêve.
« En travaillant en équipe, on s’est demandé comment on allait trouver des référents populaires provenant d’une observation de la société dans le but de reconstruire le monde. Le caribou, la neige, les sous-sols, les pompiers, l’aréna, la chasse… Ce sont des mythes d’une force, d’une richesse, d’une beauté qui nous rassemblent et peuvent exprimer comment on vit. »
Le travail, comme le conçoit Hanna Abd El Nour, représente un processus fort particulier. Le metteur en scène ne lance au départ que des thèmes et des mots aux comédiens.
« Ils développent des prises de parole poétiques, dit-il. Je prends ce qu’ils font pour le jumeler à un texte que je propose. J’écris et réécris avec eux. C’est un travail plus long, délicat. On cherche des vérités. »
Il ne s’agit pas d’une création collective, mais d’un travail d’équipe. Il choisit des artistes pour ce qu’ils peuvent dire sur scène, en parole et avec leur corps. Pour cette pièce, ses complices sont : Jérémie Aubry, Angie Cheng, Sarah Chouinard-Poirier, Ève Gadouas, Nora Guerch, Karina Iraola et Julien Thibeault.
« Je suis très soigné dans mes choix. Nous ne fabriquons pas un produit, nous ne sommes pas dans la société du spectacle. Bravo à ceux qui le font, mais nous, on va réfléchir aux enjeux et aux façons d’être dans la société. »
— Hanna Abd El Nour
La pièce ne comporte pas de récit comme tel. Comme dans , présentée à La Chapelle en 2014, nous sommes dans une logique de rêve. La salle agira comme espace architectural, sans gradins.
« Les spectateurs pourront bouger. Si les gens ne changent pas de place dans la vie, ils sont dans le coma. Les spectateurs assisteront à de petits rêves en dialogue les uns avec les autres. Ce sont des variations sur des thèmes précis comme l’amour, l’héritage et les générations. »
Hanna Abd El Nour estime que les idées font peur de nos jours et que le théâtre représente un des derniers espaces de liberté qui peut parler de tout.
« Je prends l’art comme outil d’expression. Je ne fais pas de l’art pour l’art ni de la forme pour de la forme. Je ne fais pas du théâtre expérimental, mais je prends le meilleur moyen pour dire des choses tout en renouvelant ma pratique. »
Voilà un artiste en quête de pertinence qui croit que l’art scénique peut mener à une certaine forme d’hygiène sociale en faisant réfléchir et rire aussi.
« J’invite les gens à être les metteurs en scène d’eux-mêmes. Je souhaite donner au public et aux créateurs avec qui je travaille des armes pour agir dans le monde. Comme artiste-citoyen, je ne souhaite pas que les gens applaudissent à la fin. Le travail commence à la fin. Je dis aux comédiens qu’on a deux heures pour transmettre le virus. Il faut que les gens sortent de chez nous avec un regard différent sur le monde. »
À Espace libre du 13 au 17 janvier